(Presque) tous les mardis, la CNAF publie la critique d’un ouvrage en lien avec le combat antifasciste.
Brian Jenkins et Chris Millington - Editions Critiques - 342 pages - 22 €
Le livre de Brian Jenkins et Chris Millington vient apporter un éclairage intéressant au vote des pleins pouvoir à Pétain, qu’aborde le dossier de la revue L’Anticapitaliste (Lien). Entre le 6 février et le 10 juillet, il n’y a que six petites années. Jenkins et Millington s’intéressent au « processus insidieux et multiforme, par lequel le système démocratique français fut progressivement miné et affaibli au cours des années qui séparait les événements de 1934 de la défaite de 1940 ».
Mais ce livre sonne d’abord comme un règlement de compte entre historiens. Tout le propos tourne autour d’une vive critique à l’encontre de la thèse d’une soit-disant « immunité française au fascisme ». Dans son introduction, Brian Jenkins reconnaît qu’à l’époque de sa thèse, dans les années 70, il n’était « pas encore intellectuellement préparé à reconnaître les lacunes méthodologiques de Rémond ». Mais dans la bataille qui opposerait René Rémond à Zeev Sternhell, Jenkins et Millington adoptent plutôt la position de Michel Dobry pour qui « mesurer des mouvements politiques par rapport aux définitions essentialistes du fascisme générique est un exercice improductif ». Jenkins et Milington s’attachent à décrypter en détail les événements du 6 février et revendiquent de prendre au sérieux ses protagonistes dans leur diversité et leurs spécificités : les ligues, entre les Croix de feu et l’Action française, et les anciens combattants. En reprenant les mots de Dobry, ils considèrent d’abord que le fascisme est « le produit des actions, des luttes, de l’auto-identification des acteurs politiques eux-mêmes ». En faisant référence au travail de Kristin Ross sur Mai 68, les auteurs affirment l’impossibilité de « produire le ’’sens’’ d’un événement lorsque la voix de ses acteurs est absente ». En outre en limitant le 6 février 1934 à ce qui s’est passé le jour même, les événements sont « (mal) interprétés en terme de ’’causes historiques profondes’’ et de ’’résultat’’, au lieu d’être reconnus comme des éléments d’une crise politique en développement, une ’’conjoncture politique instable’’ dotée d’une dynamique propre ». Ainsi, ils amènent à penser la violence politique comme une pratique de la politique qui se comprend en analysant aussi bien une flambée sporadique, comme la manifestation du 6, que tous les événements précédents, apparemment insignifiants comme des bagarres de rue entre vendeurs de journaux.
Leurs critiques tournent notamment autour de deux idées principales qu’ils battent en brèche. D’abord, le dénouement d’une crise suffirait à caractériser les événements eux-mêmes. Or si le 6 février 1934 ne débouche pas sur un renversement de la République, les groupes à l’œuvre n’en portent pas moins le projet. Contrairement à la définition figée des « trois droites rémondiennes », les deux auteurs partent du principe que les « mouvements politiques et les idéologies ne sont pas des traditions hermétiquement scellées ». Selon eux, « le nationalisme a oscillé dans l’histoire française post-révolutionnaire entre de projets radicalement différents ». Ensuite, l’arrivée au pouvoir d’Hitler et Mussolini se serait fait par un putsh, une insurrection. Or « l’accession fasciste au pouvoir dans ces pays et la construction de la dictature qui en résultat constituaient un processus progressif s’étendant sur de nombreuses années ». Analyser le 6 février à travers la question simpliste du complot (ou pas) empêche de voir, au contraire, à quel point cette crise marque un tournant : « le moment où la droite autoritaire française commença à abandonner le putschisme à l’ancienne pour adopter une stratégie plus sophistiquée de subversion de la démocratie de l’intérieur ».
Ce n’est pas le propos, ni peut-être le but de ses auteurs, mais ce bouquin, au-delà de son réel intérêt historiographique, nous pousse à une stimulante réflexion sur notre époque et sa « possibilité d’un fascisme ».